Juridique

Peut-on tout dire en entreprise ?

Depuis de nombreuses années, ces concepts suscitent beaucoup d’émoi et de réflexion. Mais avec l’entrée en vigueur du pass sanitaire (voir la rubrique À la une), la polémique a enflé au sein de l’opinion publique. Quid du Code du travail, quand ces thématiques pénètrent la sphère de l’entreprise ? L’éclairage de David Verdier du cabinet Verdier-Mouchabac.

(Photo © Gerd Altmann de Pixabay)

De manière générale, l’employeur peut-il limiter la liberté individuelle des salariés ?

Oui, mais dans des conditions strictes. L’article 1121-1 du Code du travail rappelle que l’employeur ne doit pas porter une atteinte excessive à la liberté d’expression du salarié : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». On peut par exemple limiter la liberté vestimentaire, si cela se justifie en termes d’hygiène et de sécurité. La clause doit représenter un cadre bien délimité sans supprimer la liberté.

Le salarié peut-il vertement critiquer son employeur ?
Le salarié est tenu de ne pas abuser de la liberté d’expression, d’abord comme tout citoyen, en ne prononçant ni injure ni propos diffamatoire (loi 1881 sur la presse) ensuite en respectant des restrictions spécifiques au contrat de travail et au lien de subordination : devoirs de loyauté, de discrétion et parfois de confidentialité.

Il s’agira alors de concilier la liberté d’expression avec les obligations nées du contrat de travail…

Tout est affaire de circonstances. Entrent en ligne d’appréciation l’ancienneté du salarié, la nature de ses fonctions, les propos tenus et la publicité qui leur est faite, le contexte… La Cour de cassation exerce un contrôle rigoureux sur les décisions des juges du fond relatives à l’exercice par le salarié d’une liberté fondamentale telle que la liberté d’expression. Si les propos dans le travail sont jugés abusifs, disproportionnés, injurieux, offensants, déloyaux, le salarié risque une sanction ou un licenciement pour faute

Pourriez-vous nous fournir quelques exemples précis ?

Oui, bien sûr. Le premier exemple concerne une critique véhémente par le salarié de sa direction : Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 19 mai 2016, 15-12.311. Le collaborateur l’avait critiquée lors d’une négociation d’un accord collectif dans les termes suivants : « Lamentable supercherie », et l’avait accusé de procéder à  « chantage » qui « relève davantage d’une dictature que d’une relation de travail loyal ». Les juges ont décidé que son licenciement était nul. Pourquoi ? Parce qu’ici les propos avaient été tenus dans un contexte de négociation propice aux échanges un peu musclés, par un salarié ayant de l’ancienneté et lesdits propos n’avaient pas été diffusés largement.

Le deuxième exemple concerne le port du voile : arrêt du 14 avril 2021 n° 19-24079. Il doit être rappelé que les entreprises peuvent prévoir dans leur règlement intérieur des dispositions « inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché » (article L1321-2-1 du Code du travail).

Une salariée était revenue d’un congé parental en portant un foulard dissimulant ses cheveux, ses oreilles et son cou. Elle avait refusé à la demande de son employeur de retirer son foulard. Elle avait donc été licenciée. Elle a contesté son licenciement en le qualifiant de mesure discriminatoire en raison de ses convictions religieuses. L’employeur n’avait pas inclus dans son règlement intérieur de clause de neutralité en vertu de l’article L.1321-2-1. La Cour constate donc l’absence d’une telle clause et donc dénie à l’employeur la possibilité de se prévaloir de l’interdiction générale du port visible d’un signe religieux, politique ou philosophique. À défaut de disposer d’une telle clause de neutralité dans son règlement intérieur, l’employeur s’était aussi prévalu d’un autre argument qui peut, selon la Cour de cassation, justifier une différence de traitement, au sens de l’article L. 1132-1 du Code du travail. Il invoquait que la neutralité répondait à une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » en appelant à « l’attente alléguée des clients sur l’apparence physique des vendeuses d’un commerce de détail d’habillement ». Mais, la Cour de cassation estime cette justification, fondée indirectement sur l’atteinte à l’image commerciale, insuffisante en l’espèce. Il aurait fallu que l’employeur puisse se prévaloir par exemple d’un motif de sécurité pour la clientèle ou le personnel.

Le troisième exemple concernant la barbe (arrêt du 8 juillet 2020 : n° 18-23743).Un salarié avait pour mission d’effectuer des prestations de sécurité et de défense auprès d’entité privées et publiques dans des pays sensibles d’Afrique. En cours de mission, il se laisse pousser la barbe. Il est licencié après que son employeur lui ait demandé d’y renoncer. Les juges du fond relèvent le licenciement discriminatoire. La Cour de cassation rappelle que « l’employeur est investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié » et déboute l’employeur.

En résumé, en présence, une atteinte à la liberté religieuse, le salarié peut se prévaloir du droit au respect de liberté individuelle dans l’entreprise mais aussi du droit interdisant toute discrimination indirecte ou directe. L’employeur doit alors soit justifier sa sanction au regard de la nature de la tâche à accomplir (art. 1121-1), d’éléments objectifs étrangers à toute discrimination (art. L 1134-1) ou l’exigence professionnelle essentielle et déterminante (art.1133-1), sans pouvoir se fonder sur les préférences de la clientèle, soit se fonder sur une clause de neutralité de son règlement intérieur (l’article L.1321-2-1) prohibant tout signe distinctif de nature religieuse, politique ou philosophique. En présence d’une telle clause, la discrimination indirecte peut être justifiée cette fois-ci par la volonté de l’employeur de mener une « politique de neutralité » à l’égard de la clientèle.

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