
Les pratiques addictives existent dans tous les milieux professionnels. Leur origine peut être liée à la vie privée mais aussi à la vie professionnelle et finalement aux deux. Si avoir un emploi peut protéger de dérives, des conditions de travail et un environnement professionnel peuvent à l’inverse encourager la consommation, et avoir un effet néfaste sur la santé des salariés alors que l’employeur a l’obligation de la protéger et de ne pas l’altérer…
Les substances psychoactives telles qu’alcool, cannabis, médicaments psychotropes ne sont pas sans risque pour la santé de celui qui les consomme. Ce dernier se met non seulement en danger mais devient une menace pour la sécurité des collègues ou des personnes qui croiseront son chemin.
De quoi parle-t-on ?
Au volant, conduire sous l’emprise de l’alcool ou du cannabis multiplie le risque d’être responsable d’un accident mortel. Mais les drames ne sont pas que routiers : les études montrent que le risque d’accident du travail grave est multiplié par deux chez les hommes consommant au moins quatre verres d’alcool par jour, et chez les femmes consommant au moins deux verres par jour. Une personne sur quatre âgée de 18 à 75 ans consomme de l’alcool au-delà de ce qui est considéré comme un seuil de consommation « à moindre risque », et cela correspond déjà à deux verres par jour et pas plus de dix verres par semaine (qui compte sept jours comme chacun sait !).
L’Observatoire français des drogues et tendances addictives (OFDT) a publié les résultats de son enquête sur les pratiques en 2023. Il ressort que le cannabis est la drogue illicite la plus consommée : le niveau est stable. S’il baisse chez les plus jeunes, il augmente chez les adultes, plus nombreux au travail ! L’expérimentation de la MDMA ou de la cocaïne progresse pour concerner 10 % des adultes, un chiffre important même si la consommation signalée peut être exceptionnelle. Il résulte cependant que la consommation n’est pas que festive et peut devenir régulière pour supporter des conditions de travail difficiles.Enfin, c’est ce qu’imaginent les consommateurs. La progression entre 2017 et 2023 est significative : de 1,6 %, la population d’usagers est montée à 2,7 %. Rythme similaire pour l’ecstasy dont la consommation dans la population adulte passe de 1 à 1,8 %. Évidemment, ces drogues ne sont pas toutes consommées qu’au travail mais les pratiques et les effets ne connaissent pas toujours de frontière entre vie professionnelle et vie personnelle. Alors que travailler peut protéger des pratiques addictives, certaines situations au travail peuvent, au contraire, favoriser la consommation de substances psychoactives : pots ou repas d’affaires, déplacements sur les foires et salons, travail avec horaires atypiques, ambiances thermiques, conditions de travail pénibles, tensions pour livrer un dossier dans les délais imposés…
Le saviez-vous ?
Le Code du travail sanctionne par une amende de 3 750 € maximum l’introduction de spiritueux dans l’entreprise. L’amende est appliquée autant de fois qu’il y a de salariés, indépendamment du nombre d’infractions relevées dans le procès-verbal établi par les agents de contrôle de l’inspection du travail. L’article R 4228-21 du Code du travail interdit de laisser entrer ou séjourner dans les lieux de travail des personnes en état d’ivresse. L’amende est alors de 10 000 € (L4741-1 du Code du travail).
Alcool et travail ne font pas bon ménage
Bien que le Code du travail ne contienne pas d’interdiction spécifique, l’usage illicite de drogues est prohibé par le Code de la Santé publique si bien que la consommation ou la détention de stupéfiants constitue généralement une faute grave et peut justifier un licenciement. Cela n’a pas toujours été le cas pour le tabac et l’alcool. D’ailleurs, des tolérances demeurent. L’article R 4228-20 du Code du travail n’interdit pas la présence de toutes les boissons alcoolisées dans l’entreprise contrairement à certains règlements intérieurs d’entreprise plus stricts : « aucune boisson alcoolisée autre que le vin, la bière, le cidre et le poiré n’est autorisée sur le lieu de travail ».
Ces restrictions s’imposent à l’employeur au titre de son obligation de résultat en matière de sécurité pour certaines activités, sans même aller sur le terrain de la santé. Au nom de l’article L 4121-1 du même code, le règlement intérieur ou des notes de services viseront à prévenir le risque d’accidents en interdisant ou en règlementant fortement les lieux et temps pour lesquels une consommation modérée sera possible. On pense naturellement à la pause déjeuner ou aux événements festifs se déroulant dans les murs de l’entreprise : l’alcool est souvent associé à la convivialité d’un pot de départ, d’un after work, de la célébration d’un succès commercial, d’une soirée en séminaire… Inutile toutefois d’être grand clerc pour savoir que la consommation d’alcool au travail peut engendrer des conséquences lourdes, non seulement pour le salarié consommateur lui-même, mais aussi ses collègues ou des clients. La réputation de l’entreprise peut également en souffrir.
Risques plus ou moins élevés selon l’activité
L’alcool entraîne des effets physiologiques. Certains tels qu’une baisse de la vigilance, une réduction du champ de vision mais aussi une forme de désinhibition poussant à prendre des initiatives hasardeuses qui contribuent à augmenter les risques d’accidents au poste de travail ou sur la route. Un verre d’alcool fait augmenter l’alcoolémie de 0,2 à 0,25 g/L environ, que l’organisme met approximativement 1 heure 30 à éliminer. Aussi, laisser travailler un salarié alcoolisé est susceptible d’engager la responsabilité de l’employeur.
Notre propos n’est pas de bannir toute consommation raisonnée dans la vie courante, mais d’insister sur les enjeux au travail et de rappeler que les risques peuvent être plus élevés selon l’activité professionnelle, que ce soit pour le salarié ou pour ceux qui seront en interaction avec lui. Évidemment, les conducteurs d’engins, et pas uniquement sur la voie publique, sont concernés mais aussi toutes celles et tous ceux qui utilisent des machines et outils, manipulent des produits chimiques, circulent sur des passages accidentés ou interviennent en hauteur, manient des armes… La liste ne peut pas être exhaustive. Pour certains, il s’agit de leur profession, pour d’autres de situations de travail plus ou moins fréquentes.
Il n’y a pas que l’alcool !
De toute évidence, l’alcool n’est pas la seule addiction que nous retrouvons dans les entreprises. La loi Évin du 10 janvier 1991 et son décret d’application du 29 mai 1992 ont posé le principe de l’interdiction totale de fumer dans les locaux à usage collectif, en prévoyant néanmoins l’aménagement d’éventuelles zones fumeurs sur les lieux de travail. Le décret du 15 novembre 2006 a étendu l’interdiction à l’ensemble des locaux de travail rendant ainsi effective l’interdiction de fumer dans les entreprises, à compter du 1er février 2007. Le Code de la Santé publique a repris ce principe d’interdiction à l’article R 3512-2 mais la « pause clope » reste un rendez-vous apprécié des fumeurs accompagnés parfois de non-fumeurs qui prennent l’air ou l’occasion d’en griller une pour ceux en phase d’arrêt qui craquent !
D’ailleurs, prévoir des zones fumeurs peut être vu par certains comme une incitation à prendre une cigarette et des employeurs décident de ne pas en prévoir au risque de créer des rassemblements devant l’immeuble. En fait, sa seule obligation est de s’assurer que les non-fumeurs ne soient pas exposés à la fumée de tabac dans le cadre de leur emploi. La jurisprudence est rigoureuse et n’a pas hésité à considérer que l’employeur engage sa responsabilité et peut être condamné dès lors que les salariés ont été exposés à un tabagisme « passif », sans que ceux-ci aient besoin de prouver une atteinte à leur santé (Cassation sociale du 6 octobre 2010, n°09-65103).
L’Agence nationale de la Santé publique « Santé Publique France » a publié, en 2021, la proportion de personnes occupant un emploi qui déclarent avoir été exposées à la fumée de tabac des autres au travail à l’intérieur des locaux, selon la catégorie socioprofessionnelle, en 2014 et en 2017. Plus d’un ouvrier sur quatre l’est encore malgré une réglementationdepuis plus de trente ans.
Cannabis et médicaments au travail
D’après le service de médecine du travail, le cannabis est le produit illicite le plus consommé en milieu professionnel. Inhalé ou ingéré, le THC, substance psychoactive de cette plante, est généralement consommé au travail pour son côté festif mais aussi pour rendre les conditions de travail moins stressantes. Les études déclarent, en outre, que le cannabis est souvent consommé avec de l’alcool et/ou du tabac. Comme avec l’alcool, vigilance et réflexes sont affaiblis et la perception du risque est modifiée : l’augmentation du risque d’accidents du travail et de trajet serait de 10 à 20 %. Moins que l’alcool donc mais cette substance modifie tout autant les capacités de raisonnement, a un impact négatif sur la productivité, peut entraîner des difficultés relationnelles, une dégradation de l’ambiance de travail, une désinsertion professionnelle, un absentéisme récurrent et conduire à une perte d’emploi.
Enfin, on ne peut parler d’addiction sans évoquer la consommation des médicaments psychotropes également fréquente dans le milieu professionnel. On pourrait s’interroger sur le caractère dangereux de médicaments prescrits par un professionnel de santé mais l’automédication est une réalité et il est trop facile de croire que c’est un choix de l’individu ou en raison de problèmes d’ordre privé. Le travail et la vie en entreprise peuvent aussi porter une grande responsabilité dans bien des cas. Le salarié espère éloigner ses maux au travail par la prise d’alcool ou de psychotropes qui n’est alors pas synonyme de fête et de débordements joyeux. Certains travailleurs pensent y trouver des ressources pour faire face à des difficultés, atténuer ou faire disparaître l’anxiété, compenser le manque de sommeil, soulager la dépression… C’est évidemment peine perdue.
DUERP : Un bref rappel
Le DUERP est une obligation depuis 2001, pour tout employeur, d’évaluer les risques auxquels sont exposés les salariés, et de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs. Ces risques sont évalués par unité de travail définie comme « une situation de travail dans laquelle un ou des salariés, avec une ou des fonctions différentes et en charge d’activités différentes, est/ sont exposé(s) à un même danger ».
Employeurs et CSE acteurs de la prévention
A priori, plus aucun élu du personnel n’a échappé à la formation initiale portant sur le rôle du CSE et de sa commission SSCT en matière de santé, sécurité et conditions de travail. Si vous n’avez pas encore suivi ce stage dont le coût est à la charge de l’entreprise, dépêchez-vous ! Vous y apprendrez que plusieurs acteurs exercent un rôle primordial en matière de prévention et préservation de la santé au travail : les Services de prévention et de santé au travail (SPST), bien sûr, l’inspection du travail, la Carsat ou la MSA, mais aussi l’employeur et la représentation du personnel.
Pour accomplir son obligation de protection de la santé des salariés, le règlement intérieur est un premier outil pour l’employeur qui fixe la réglementation en matière de santé et de sécurité dans l’entreprise et non uniquement les règles générales et permanentes relatives à la discipline. On y retrouve l’interdiction de fumer ou vapoter ou les sanctions du harcèlement, par exemple. Plus délicate est la question du contrôle des salariés qu’il s’agisse d’alcootest ou de test salivaire pour le dépistage de stupéfiants. L’employeur intervient alors sur l’individu et ne peut définir de mesures qui ne soient pas proportionnées au but poursuivi, tout en étant respectueuse de la personne. Ainsi, il sera possible d’imposer des contrôles aux salariés qui exercent des activités à risque quand cela apparaîtra excessif vis-à-vis d’autres.
Le respect des droits et libertés fondamentales des salariés demeure : la Cour de cassation et le Conseil d’État considèrent que le contrôle d’état d’ébriété des employés doit être justifié au regard des risques de sécurité auxquels sont exposés les collaborateurs du fait des activités exercées (Cassation sociale, 24 févr. 2004, n° 01-47.000 ; Conseil d’État,14 mars 2022, n° 434343). Pour les tests salivaires, le Conseil d’État a rappelé que l’employeur doit préciser, dans le règlement intérieur, les emplois concernés par une obligation de se soumettre aux tests (5 décembre 2016, n° 394178) : il doit s’agir d’emplois exercés par des salariés dont l’état d’ébriété exposerait les personnes et les biens à un danger. En cas de refus d’un employé de se soumettre à un alcootest, l’employeur a la possibilité de recourir aux services de la police. Les salariés doivent aussi avoir la possibilité de contester le résultat du test en faisant une contre-expertise et les résultats ne doivent en aucun cas être divulgués aux autres collaborateurs.
Prévoir des mesures concrètes
Mais la prévention ne peut se résumer à l’interdiction assortie de sanction. Le salarié souffrant d’addiction est avant tout atteint d’une pathologie dont il peut prendre conscience et/ou pour laquelle un soutien est nécessaire afin de l’en débarrasser. On parlera alors de prévention tertiaire, mais l’entreprise peut surtout informer en amont et limiter les situations à risques si celles-ci sont recensables et méritent, le cas échéant, d’être inscrites au Document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP).
Le CSE intervient dans l’élaboration du DUERP de manière renforcée depuis la loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 « santé au travail » : il est non seulement consulté mais l’employeur est invité à l’associer à l’identification des risques et la définition des mesures de prévention. Mais le rôle du CSE et de la commission SSCT peut aller au-delà : communication sur les effets néfastes des addictions en lien avec le SPST ou les partenaires de la protection sociale, mise à disposition d’informations sur les structures de soutien externes à l’entreprise en faisant connaître l’intérêt de voir le médecin que ce soit celui du travail ou son référent, de consulter des sites et associations de soutien (Alcool info service, Drogues info service, Addict Aide…).
Puisque des situations propices aux addictions sont identifiées, il s’agit de les limiter ou de les encadrer. Parmi elles : les horaires atypiques, de nuit ou de week-end et le travail isolé (y compris le télétravail donc), l’exposition au froid. Les longues journées et la densité du travail exposent également les salariés, sans parler des entreprises qui fabriquent ou distribuent liquides et médicaments. Avertir est une action de sensibilisation, organiser le travail pour éviter les journées surchargées et les salariés isolés en est une autre. Sensibiliser les employés à l’attitude à adopter s’ils sont confrontés à un collègue dont le comportement est affecté est aussi nécessaire : exercice du droit de retrait, mise en sécurité du salarié concerné, appel des secours…
Rappelons les termes de l’article L 4122-1 du Code du travail : « il incombe à chaque travailleur de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail ». La prévention des addictions commence par l’attention bienveillante portée à son collègue.
Article rédigé par Maimouna Diallo, juriste en droit social chez Alinea, et Ronan Darchen, cofondateur d’Alinea
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